Une Église qui va aux périphéries de l'existence haïtienne aujourd'hui
UNE LECTURE DE FOI DES SIGNES DES TEMPS
POUR UNE ÉGLISE QUI VA AUX PÉRIPHÉRIES
DE L’EXISTENCE HAÏTIENNE AUJOURD’HUI
Comment dire une parole qui console, apaise, encourage et engage l’Haïtien d’aujourd’hui dans la situation de mort qu’il est en train de vivre ? Quelle parole prophétique les catholiques ou tous les chrétiens peuvent-ils annoncer pour montrer un signe de vitalité et d’espérance à ce peuple tiraillé par les forces ténébreuses et mortifères ? Le constat est alarmant et catastrophique. On n’a pas besoin d’avoir des lunettes spéciales pour voir que le pays et toutes ses structures sont en train de s’effondrer. Les jeunes sont sans avenir. La désespérance des uns et des autres est grande et inquiétante. Tout cela, nous le pensons, influe sur la vie de l’Église en Haïti et doit nous pousser à un engagement plus profond dans la lutte pour le respect de la vie et l’état de droit. L’avenir de la foi des chrétiens en Haïti doit être vu à partir de notre présent. La foi prend racine, évolue toujours dans un cadre social. Sinon, elle serait complètement désincarnée et ne servirait à rien. Sans une prise en compte de la dimension sociale de la foi, la vie de l’Église ou des catholiques en Haïti serait stérile et sans consistance anthropologique et spirituelle. L’Église est dans la Cité. Elle se fait « polis » également pour annoncer la joie de l’Évangile à tous et faire d’Haïti la Cité de Dieu. C’est pourquoi elle ne peut pas être restée cramponnée à son histoire et aux grands défis qui se présentent à elle aujourd’hui. L’Église en Haïti est appelée à être davantage prophétique, à sortir d’elle-même pour aller aux périphéries de l’existence haïtienne. Elle doit davantage prendre le chemin pascal pour comprendre les nouveaux paradigmes en vue d’une nouvelle fécondité de sa mission. Les situations difficiles que connaît Haïti en ce moment, doivent être pour l’Église, lieu d’annonce du mystère pascal du Christ. Pour cela, les chrétiens haïtiens doivent forger une parole inédite à partir de leur expérience de foi en Dieu et de leur vie mystique. Ils doivent partir également de la centralité de la Parole pour parcourir les multiples espaces où ils doivent annoncer la joie de l’Évangile et incarner leur foi dans l’Haïti d’aujourd’hui et de demain. Il faut donc envisager la foi au-delà des clivages religieux et politiques, faire une lecture de foi des signes des temps pour une Église en « sortie », une Église pour et avec les pauvres ; reconnaître les temps de crise que nous vivons comme à la fois des temps de kairos et d’espérance, revitaliser la vocation prophétique de l’Église et promouvoir une nouvelle Pentecôte.
1. La foi au-delà des clivages religieux et politiques en Haïti
L’Église évolue dans une société qui s’apprête à éclater. Les crises religieuses, culturelles, identitaires et politiques sont récurrentes. On peut même se demander si l’Église est capable de dire une parole apaisée et aussi apaisante dans notre société actuelle. Les crises de valeurs sont énormes et dépassent une simple réflexion théologique cléricaliste et dogmatique. Il faut aller à la profondeur du mal qui ronge la société haïtienne.
L’Église pourra aider à résoudre ces crises par la voie du dialogue en reconnaissant ses péchés et en pansant ses propres blessures et celles des autres. Elle doit continuer à montrer la vigueur de sa foi sans se confiner dans des clivages religieux et politiques, mais en devenant davantage une Église humble, pauvre, missionnaire, servante et en témoignant de la miséricorde de Dieu : une Église ouverte à tous et à toutes, une Église qui propose la foi par l’intégration, le discernement et l’accompagnement. Une Église capable de repenser la foi et la vie chrétienne dans le contexte haïtien[1].
La foi est un bien précieux que l’Église doit partager avec tous et toutes pour les aider à grandir dans l’amour[2]. C’est au nom même de sa foi qu’elle compatit à la souffrance des autres et dialogue avec les nouvelles « visions religieuses » et les nouveaux « paradigmes politiques » qui sont en train de modifier la société haïtienne. La foi de l’Église est au carrefour de la rencontre avec toutes les cultures et toutes les civilisations. Elle rencontre tout ce qui tisse la vie religieuse et politique du peuple haïtien sans être timide et intimiste. Elle n’est pas du domaine privé. Elle est à proposer dans la société actuelle en la faisant dialoguer avec les nouveaux défis et les nouveaux paradigmes comme la gangstérisation, l’affaiblissement des institutions étatiques, la lâcheté, la manipulation politique, la banalisation de l’être humain qui caractérisent la société haïtienne. Des défis et des paradigmes qui sont parfois sans issues et augmentent la dose d’agressivité de plus d’un. L’Église locale d’Haïti, par la vitalité et l’ouverture de sa foi, doit être « capable de franchir les distances liées à l’origine, à la nationalité, à la couleur ou à la religion »[3]. Notre Église locale doit continuer à faire de grands efforts pour sortir de ses vieilles habitudes, de ses vieilles pratiques pour s’ouvrir aux joies et aux tristesses du peuple. L’engagement de la foi au-delà des clivages religieux et politiques en Haïti permettra à l’Église de travailler à la fraternité et à l’amitié sociale. Il lui permettra de participer activement à la pacification du pays. Car les crises actuelles (pas elles seulement) mettent la foi des chrétiens en défi et les poussent à une lecture des signes des temps.
2. Une lecture de foi des signes des temps pour une Église en « sortie »,
une Église pour et avec les pauvres
Le Pape François, dans Fratelli tutti, forme le vœu qu’en cette époque que nous traversons, en reconnaissant la dignité de chaque personne humaine, nous puissions tous ensemble faire renaître un désir universel d’humanité[4]. Cela implique une lecture de foi des signes des temps pour reconnaître la dignité de l’autre et travailler à faire émerger une nouvelle vision de l’humain. L’Église en Haïti doit davantage investir dans l’humain. C’est ce qui lui permettra de participer à faire de la vie du peuple « une belle aventure ». Le peuple haïtien a besoin d’une Église proche, sensible, joyeuse, entraînante et qui le soutient dans ses quêtes de justice et de paix. Une Église prophétique qui l’aide à aller de l’avant, à construire ses rêves. Une Église de proximité qui, à travers ses propres ressources spirituelles, l’aide à tirer leçon de tant de querelles politiques et d’échecs et à prendre des voies nouvelles de la réconciliation et de l’intégration.
L’Église, par sa mission prophétique, sans chercher à l’instrumentaliser, a véritablement le devoir de promouvoir « un avenir fondé sur la capacité de travailler ensemble afin de dépasser les divisions, et favoriser la paix et la communion »[5] entre tous les Haïtiens. Elle doit continuer à être un ferment de communion dans la société. Toutes les crises sociales, politiques, économiques, migratoires et anthropologiques que vit le peuple haïtien sont pour l’Église, des signes des temps, c’est-à-dire qu’elle doit y discerner la voix de l’Esprit pour ouvrir de nouveaux horizons, réhabiliter la fragilité humaine et coudre le tissu social déchiré. Pour y arriver, « il faut renoncer à une foi qui prétend donner des réponses et courir le risque du Christ et de son Royaume en optant pour une foi située au-delà de toute croyance, au cœur du monde actuel »[6]. Notre Église locale doit promouvoir la pastorale de proximité, encourager la formation de petites communautés de mission d’Église dans les quartiers, susciter chez les cathos la vie mystique et spirituelle au quotidien sans toutefois nier leur engagement social ou patriotique.
Il nous faut envisager une vie de foi hospitalière qui sache accueillir les richesses et les valeurs culturelles haïtiennes. Cela doit se faire même dans la liturgie et dans la vie sacramentelle. Pour cela, l’Église en Haïti est appelée à se replonger dans l’aggiornamento de la réforme conciliaire. Il faut procéder à un travail de démythologisation de la foi et de la hiérarchie en Haïti. En ce sens, il faut ne pas avoir peur de risquer la foi dans des lieux qui peuvent paraître difficiles et infréquentables. L’Église doit toujours prendre des risques pour aller à la rencontre des autres et « mettre l’accent sur les points forts et sur les points sensibles de la vie et de la mission chrétiennes, dans le monde actuel »[7]. Ceci dit, l’Église n’a aucun plan stratégique à forger ni à appliquer. Il suffit tout simplement pour elle d’être sacrement de l’amour et de la présence du Christ au milieu du peuple : bref, une Église qui chemine avec le peuple. Il s’agit d’examiner les conditions nouvelles auxquelles la foi de l’Église est confrontée en Haïti en ces moments de crises et comment elle doit être davantage prophétique et consolatrice. Il ne s’agit de promouvoir une Église ou une foi liquide. Il s’agit d’être témoins de l’amour du Christ dans la société haïtienne pour que la joie de l’Évangile puisse remplir le cœur et toute la vie de nos frères et sœurs haïtiens[8].
Lire les signes des temps pour l’Église signifie chercher à mieux comprendre sa situation dans la société haïtienne actuelle. Elle cherche davantage à être proche d’une société en crise puisqu’elle ressent les symptômes avec beaucoup d’inquiétude[9]. Lire les signes des temps à la lumière de sa foi signifie également qu’elle ne surestime pas les situations de crise que connaît ou vit le peuple. Car elle croit que l’Évangile du Christ est une force pour affronter les difficultés qui tenaillent le peuple et pour prendre sa responsabilité dans la société haïtienne en refusant de sombrer dans la nostalgie et l’exagération. C’est de bon ton de dire que les cathos haïtiens doivent aller aux sources de leur foi et deviennent disciples missionnaires de Jésus Christ d’une façon plus concrète et plus radicale. Chaque catho haïtien, en vertu de son baptême, doit travailler pour hâter la venue du Royaume et promouvoir la dignité humaine. En ce sens, l’Église en Haïti ne peut pas être tranquille dans cette situation de crise que connaît le pays et qui rabaisse l’Haïtien dans son être profond. Le vivant dans ses racines spirituelles, « l’Église sait, par révélation de Dieu, et par expérience humaine de la foi, que Jésus Christ est la réponse totale, surabondante et satisfaisante, aux questions humaines sur la vérité, le sens de la vie et de la réalité, le bonheur, la justice et la beauté »[10].
3. Reconnaissance des temps de crise que nous vivons comme à la fois temps de kairos et d’espérance
Dans la Constitution pastorale Gaudium et spes (GS), publiée le 7 décembre 1965, les Pères conciliaires précisent :
L’Église a le devoir, à tout moment, de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de l’Évangile, de telle sorte qu’elle puisse répondre, d’une manière adaptée à chaque génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur leurs relations réciproques. Il importe donc de connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous vivons, ses attentes, ses aspirations, son caractère souvent dramatique[11].
L’Église ne doit pas avoir peur d’affronter les temps de crise. Bien au contraire, elle doit chercher quand c’est nécessaire à en tirer profit pour faire grandir et exhorter à l’engagement réel des baptisés au service de l’amour, de la paix et de la justice sociale. L’Église catholique haïtienne doit créer de nouvelles mentalités qui sachent répondre aux grands défis de la mission dans la société actuelle. La société n’a pas besoin seulement de chrétiens du dimanche. Elle n’a pas besoin d’une Église moribonde qui se contente de quelques idées moralisatrices. Elle a besoin d’une Église qui l’encourage et la soutienne véritablement. Une Église discrète mais maternelle qui l’accompagne. En ce sens, ces propos de Simon-Pierre Arnold sont de toute importance :
Nous ne pouvons plus cultiver la nostalgie de nos gloires passées, en croyant naïvement qu’elles reviendront bientôt, ce qui nous permet de ne rien changer à nos vieilles catégories. Une espérance qui se voit, dit saint Paul, ce n’est plus l’espérance. Ce n’est pas en nous appuyant sur des présupposés déjà connus et parcourus que nous pourrons accueillir la nouveauté inédite de Dieu[12].
L’Église, servante de l’humanité, sait pertinemment qu’il n’y a pas de société sans crise. L’histoire humaine est marquée par des crises permanentes. Mais cela ne peut pas pousser les cathos, tous les hommes et toutes les femmes de la société haïtienne à la désespérance ni à la fatalité. Plus jamais, ces temps de crise doivent être considérés comme des temps d’épreuve pour grandir, repenser le pays, remonter la pente. Il faut le reconnaître, « la foi chrétienne, elle-même, est une crise au cœur de la crise de l’histoire »[13]. Si tel est le cas, l’Église en Haïti ne doit jamais avoir peur de dire une parole qui incite à toucher les plaies et à prendre des chemins de résurrection. Les crises, si elles sont bien assumées, bien gérées, peuvent devenir bien sûr et évidemment, des chances pour un relèvement social, un moment favorable pour répartir de l’essentiel et (re) construire le pays, la société, sur des bases solides, sur des valeurs humaines, culturelles et spirituelles solides qui permettront à chaque Haïtien de se sentir accueilli chez lui. L’Église ne sera pas perdante si elle s’engage véritablement à cette lutte. Une lutte qui doit s’enraciner dans la vérité de l’Évangile. Les crises incessantes haïtiennes peuvent être la chance révélatrice de l’amour de Dieu au cœur de l’histoire d’Haïti. L’Église en Haïti a encore du travail à faire en écoutant ce que l’Esprit dit pour que s’accomplissent ces paroles de Jésus au cœur de la crise haïtienne : « porter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs leur libération, et aux aveugles qu’ils retrouveront la vue, remettre en liberté les opprimés, annoncer une année favorable accordée par le Seigneur » (Lc 4, 18-19). Il y a là une sorte d’épreuve à surmonter, mais c’est surtout la libération qui est en jeu. Le peuple haïtien doit passer par ce chemin d’épreuve pour goûter la saveur de la libération intégrale. Une grande mission pour l’Église en Haïti qui doit être de plus en plus au service du droit à la vie sans pour autant se sentir auto référentielle ni s’accrocher à une structure pyramidale stérile. C’est pourquoi les cathos sont invités à vivre une Église synodale et non une Église strictement pyramidale[14]. Car c’est en marchant ensemble, en réfléchissant ensemble, en s’écoutant qu’ils peuvent témoigner de la présence du Ressuscité au milieu du peuple haïtien. Ils peuvent néanmoins vivre la dimension prophétique de leur baptême sans être à la remorque de quiconque. Ils comprendront mieux l’Église non pas comme « une institution finalisée à elle-même ou une association privée, une ONG »[15], mais comme un peuple en marche, solidaire du monde, solidaire du peuple haïtien.
4. Revitalisation de la vocation prophétique de l’Église en Haïti
et promotion pour une nouvelle Pentecôte.
L’Église ne se restreint pas aux seuls prêtres, aux évêques, aux personnes consacrées ou tout au plus à quelques fidèles très impliqués dans certaines structures ecclésiales. L’Église, c’est l’affaire de tous les baptisés. Communauté de foi, elle s’ouvre à toute l’humanité, à toutes les couches sociales du pays.
L’Église en Haïti doit s’efforcer, même aux périls de ses structures, d’être prophétique. Elle ne peut pas hypothéquer cette dimension si importante de son existence et de sa mission. Pour cela, elle doit évangéliser sa propre culture[16]Nous pouvons imaginer quelques réticences face à cette espérance prophétique de l’Église dans notre pays. Car l’Église en Haïti n’a pas été toujours fidèle à sa vocation prophétique et, a connu des moments de régression ou d’incompréhension. Elle le reconnaît. Et, c’est pour cela qu’elle est « semper reformanda », toujours à se renouveler, à se convertir comme l’est d’ailleurs l’Église universelle. Le dynamisme de la vocation prophétique de l’Église réside dans sa capacité à se convertir et à demander pardon pour ses fautes.
L’Église en Haïti doit toujours combattre le triomphalisme et les tendances qui canonisent le statu quo et qui l’empêchent de discerner dans les temps de crise tout appel à la solidarité, à la conversion et à la construction du Royaume. La voix de la dénonciation des forces du mal ne peut en aucun cas lui faire défaut. Elle ne peut en aucun cas être du côté de ceux ou de celles qui se comportent en bourreaux et qui écrasent les autres, en particulier les plus faibles. De ce point de vue, l’Église en Haïti, profitant de ces temps de crise, les changeant en signe d’espérance et de kairos, les confrontant au dynamisme de l’Évangile et de la foi, fait émerger une théologie du peuple haïtien. Voilà également le résultat d’une revitalisation de la vocation prophétique de l’Église en Haïti et la promotion pour une nouvelle Pentecôte. Les temps de crise que nous vivons aujourd’hui sont un lieu pour la foi, un lieu pour expérimenter la dimension prophétique de la vie de l’Église en temps de crise et montrer la praxis chrétienne[17]. Il convient donc de toujours chercher à discerner la foi en temps de crise et de voir les enjeux d’une théologie du croire du peuple de Dieu dans la manière dont l’Église prophétise et accompagne. Cette théologie du croire comprise comme le « précipité » de l’attitude prophétique de l’Église, doit conduire à une théologie politique qui met en évidence, la dimension éthique de la vie baptismale des cathos et qui offre à la société haïtienne des repères ou même des ressources pour une vie sociale harmonisée, pacifiée et prometteuse d’avenir. L’Église en Haïti doit miser davantage sur sa dimension prophétique que sur son hégémonie et son pouvoir pour participer à la transformation sociale et à la libération des opprimés[18].
L’Église en Haïti doit prendre le temps de regarder ses propres réalités pour mieux vivre sa dimension prophétique et donner une parole de confiance qui pourra aider le peuple à reprendre à espérer. Prophétisme et espérance sont deux réalités incontournables et inséparables dans la mission de l’Église surtout dans les temps de crise.
La crise se situe entre le langage du fort et l’avènement d’un nouveau souffle, d’une nouvelle interaction plurielle où chaque haïtien, chaque haïtienne trouve sa part de considération et manifeste avec loyauté son identité, où chaque haïtien, chaque haïtienne est l’artisan de son propre destin sans être à la merci d’un plus fort, sans être à la merci d’une volonté de puissance. Il y a là un conflit qui conduit le peuple haïtien à une sorte de confusion et de violence. Cependant, il faut le dire, dans ces temps de crise, il y a une grande solidarité humaine, il y a de nouvelles propositions d’interaction plurielle venant de tous les mouvements, de tous les syndicats et de la société civile qui expriment la volonté de construire ensemble, d’envisager ensemble une nouvelle Haïti. L’Église, dans sa mission prophétique, doit prendre en compte ces ressources pour mieux aider à combattre ce que nous pouvons appeler la « babélisation »[19] de la société haïtienne, c’est-à-dire la prise en compte de tout ce qui pourrit la vie sociale par la confusion d’un langage politique, économique, culturel et social insignifiant, incompréhensif et désordonné.
Pour cela, il nous faut envisager une nouvelle manière d’être Église. Il nous faut une présence charismatique dans les lieux dits « politiques, économiques, culturels et sociaux » via des cathos motivés et convaincus qui peuvent y annoncer la joie de l’Évangile sous la mouvance de l’Esprit Saint. Dans cette dynamique, il est bon de reprendre ces mots de Monseigneur Joseph Serge Miot, dans son message de Carême 2006 :
Les Haïtiens doivent se montrer à la hauteur de grands défis posés par la modernité démocratique et la mondialisation économique. Haïti ne peut se payer le luxe de se laisser classer au rang des incapables sinon il laissera le champ ouvert à l’ingérence humanitaire des « Pays Amis » que nous qualifions d’insulte nationale, d’atteinte flagrante à notre souveraineté nationale, bref de mise sous tutelle de notre cher pays[20].
Pour éviter la chute du pays dans le chaos, il faut continuer à encourager le dialogue et l’engagement sincères de tous les acteurs qui serviraient de contrepoids à cette babélisation de la vie sociale haïtienne. D’où le rôle médiateur de l’Église pour une société fortement réconciliée dans ses structures de base. C’est son devoir d’intervenir en la matière puisqu’elle est au service de l’homme, au service de la société haïtienne. Dans l’exercice de sa fonction prophétique même, elle s’efforce de « rappeler à chacun sa dignité d’être créé à l’image de Dieu, aux droits inaliénables. Elle le fait à l’aide des principes évangéliques et de son propre enseignement social »[21].
Cela implique donc une nouvelle Pentecôte pour créer de nouveaux espaces de vie créative, de nouvelles énergies de manière constante et définitive. Il s’agit de pousser dans la dynamique même d’un nouveau souffle, d’un nouvel élan créateur les Haïtiens à interagir ensemble pour la libération d’Haïti par la force de l’Évangile et la vigueur de la foi de l’Église. Ce qui permettra de créer en Haïti, de façon urgente, de nouvelles références éthiques, politiques et sociétaires[22]. La quotidienneté haïtienne est un des terrains de la solidarité de l’Église. Il y a là forcément, un mode d’« exister » réciproque, un « vivre ensemble » solidairement[23].
In fine, il faut absolument réintégrer le discours de la foi catholique dans la société haïtienne actuelle rongée par des crises incessantes sans aucun glissement au prosélytisme et au triomphalisme. Il faut que la foi devienne de plus en plus une force novatrice et transformatrice dans la vie sociale haïtienne. Cela sous-entend que la foi des cathos haïtiens doit être davantage dynamique. Il nous faut pour cela, une Église qui soit capable de rompre les barrières pour entrer en dialogue avec toutes les couches sociétales haïtiennes. Non pas une Église qui a peur d’être critiquée ou mise en examen. Elle le fera sans toutefois perdre ses racines, sans toutefois entrer en compromission avec les réalités mondaines. Elle le fera en reconnaissant ses vulnérabilités et également les richesses qu’elle porte en son sein. Elle sera davantage à l’écoute des souffrances et des espérances de tous les Haïtiens.
Dans la société haïtienne actuelle, on attend la présence d’une Église qui sache partager sa foi et panser les blessures humaines dans l’humilité ; une Église qui dénonce la perversion et le rabaissement de la dignité humaine sans se faire remarquer par la force et le pouvoir, mais par l’amour des pauvres, des pécheurs, des blessés de la vie et le témoignage de vie. On attend la présence d’une Église faite de gens simples et non de gens qui se comportent en princes, une Église ouverte à tous et à toutes ; une Église qui n’hésite pas à intégrer la fragilité humaine. On espère une Église qui lutte véritablement pour la paix, la tolérance et la liberté de chaque individu. On veut voir une Église simple, discrète mais efficace et contemplative. Pas une Église agitée et paniquée. Mais, une Église sereine, prophétique et missionnaire, capable de faire la lecture de foi des signes des temps et qui va aux périphéries de l’existence haïtienne aujourd’hui. Une Église qui fait évoluer la foi de ses fidèles dans l’aujourd’hui d’Haïti et ceci, en permanence. Toutefois, « la foi ne peut pas être réduite à une tradition religieuse que l’on pourrait utiliser à des fins culturelles, sociales ou politiques »[24]. Dans le cadre de notre propos sur l’importance de la dimension sociale de la foi de l’Église dans la société haïtienne, nous devons avoir une certaine retenue, nous devons prendre une certaine distance pour ne pas édulcorer et instrumentaliser la foi même si le cahier des charges de notre démarche consiste à concilier notre foi catholique et notre citoyenneté afin de « contribuer au vouloir vivre de notre société, et y montrer activement que l’Évangile du Christ est au service de la liberté de tous les enfants de Dieu »[25].
Père Diesel PHAT
Grand Séminaire Notre-Dame d’Haïti
Résumé. — Les situations difficiles que connaît Haïti en ce moment, doivent être pour l’Église, signes des temps à scruter et lieu d’annonce du mystère pascal du Christ. Il s’agit alors de forger une parole inédite à partir de l’expérience de foi des chrétiens catholiques et de leur vie mystique, de la centralité de la Parole pour annoncer la joie de l’Évangile par des mécanismes de dialogue et d’écoute.
Mots-clés. — Église – Parole – Crises – Haïti – Catholiques – Mystique – Évangile – Politique.
Abstract. — The difficult situations that Haiti is experiencing at this time must be for the Church, signs of the times to be scrutinized and a place of proclamation of the paschal mystery of Christ. It is then a question of forging an unprecedented word from the experience of faith of Catholic Christians and their mystical life, of the centrality of the Word to announce the joy of the Gospel through mechanisms of dialogue and listening.
Key words. — Church – Word – Crises – Haiti – Catholics – Mysticism – Gospel – Politics.
[1] Pour une meilleure compréhension de l’inculturation et l’indigénisation de la foi ou du christianisme, voir Emilio Alberich, « Inculturer et indigéniser le christianisme », Précis de théologie pratique, Gilles Routhier et Marcel Viau (dir.), Bruxelles, Lumen Vitae, 2004, 439-451.
[2] Pour mieux creuser les enjeux théologiques et pastoraux de cette approche, voir Henri-Jérôme Gagey, « Proposer la foi, partager l’Évangile », Précis de théologie pratique, Gilles Routhier et Marcel Viau (dir.), Bruxelles, Lumen Vitae, 2004, 307-320.
[3] Cf. Pape François, Lettre encyclique Fratelli tutti sur la fraternité et l’amitié sociale, Assise, 3 octobre 2020, n° 3. Pour les prochaines références à cette encyclique, nous utiliserons FT.
[4] FT, n° 8.
[5] Cf. FT, n° 10.
[6] Simon-Pierre Arnold, Dieu derrière la porte, la foi au-delà des confessions, Canada, Paulines – Lessius, 2016, p. 9.
[7] Les évêques de France, Proposer la foi dans la société actuelle, III. Lettre aux catholiques de France, Paris, Cerf, 1996, p. 12.
[8] Nous nous sommes inspirés de la Joie de l’Évangile, Evangelii gaudium du Pape François, n° 1. EG pour les prochaines citations de ce document.
[9] Cela peut être donc vérifié à travers les différents messages des évêques catholiques d’Haïti.
[10] Ve conférence générale de l’épiscopat Latino-Américain et des Caraïbes, Disciples et missionnaires de Jésus Christ pour que nos peuples aient la vie en Lui, Paris, Bayard – Fleurus-Mame, Cerf, 2008, p. 200.
[11] GS, n° 4.
[12] S.-P. Arnold, Dieu derrière la porte, la foi au-delà des confessions, p. 34.
[13] Id.
[14] La synodalité est une notion importante pour parler d’une vie ecclésiale en bonne santé. Marcher ensemble est une autre manière de parler et de comprendre la synodalité. Pour mieux entrer dans l’intelligence de cette notion, voir Gilles Routhier, « Marcher ensemble et vivre la synodalité », Précis de théologie pratique, Gilles Routhier et Marcel Viau (dir.), Bruxelles, Lumen Vitae, 2004, 651-664.
[15] Pape François, Benoît XVI, Pape émérite, Une seule Église, Présenté par le Cardinal Pietro Parolin, Paris, Cerf, 2020, p. 66.
[16] Cf. Marc Fassier, « Vers un changement de culture ecclésiale ? », Nouvelle revue théologique, 142, N° 3, Juillet- Septembre 2020, 412-424,https://www.nrt.be, consulté le 29 octobre 2021.
[17] La praxis est un thème récurrent à la théologie pratique. Elle peut conduire à une réflexion plus à fond pour mieux cerner l’exercice ou la socialisation de la foi en Haïti. Voir Jean-Marc Gauthier, « De la praxis chez les chrétiens ou les pratiques chrétiennes revisitées (praxis ecclésiale, praxis des chrétiens, praxis sociale) », Précis de théologie pratique, Gilles Routhier et Marcel Viau (dir.), Bruxelles, Lumen Vitae, 2004, 137-149.
[18]Nous nous sommes inspirés de Jacques Racine, « Transformer la société et libérer la personne » dans Précis de théologie pratique, Gilles Routhier et Marcel Viau (dir.), Bruxelles, Lumen Vitae, 2004, 721-735.
[19] Terme issu de Babel. Voir Gn 11, 1-9.
[20] J.-S. Miot, « Message de Carême 2006 sur le travail de l’homme et le développement des peuples », dans Conférence épiscopale d’Haïti,Bulletin d’information, 2006, p. 12.
[21] Conférence épiscopale d’Haïti, « Message des évêques d’Haïti aux Haïtiens d’ici et d’ailleurs concernant les élections », Bulletin d’information, 2005, p. 8.
[22] Cf. Simon-Pierre Arnold, Dieu derrière la porte, la foi au-delà des confessions, p. 51.
[23] Voir Lise Baroni, « Vivre ensemble solidairement », Précis de théologie pratique, Gilles Routhier et Marcel Viau (dir.), Bruxelles, Lumen Vitae, 2004, 697-708.
[24] Les évêques de France, Proposer la foi dans la société actuelle, III. Lettre aux catholiques de France, p. 28.
[25] Ibid., p. 29.
Commentaires
Enregistrer un commentaire