UNE FICHE DE LECTURE DE L'OUVRAGE DE ROMANO GUARDINI, L'ESPRIT DE LA LITURGIE
Je voudrais présenter cette fiche de lecture de l’ouvrage de Romano Guardini, L’esprit de la liturgie, Paris, Éditions Parole et Silence, 2007, p. 5-118 en trois parties : 1) Le contexte dans lequel il a écrit cet ouvrage 2) Son propos 3) Mes lectures personnelles suivies d’une note bibliographique.
1. Le contexte dans lequel Romano Guardini a écrit cet ouvrage
Romano Guardini (1885-1968) écrit L’esprit de la liturgie(Vom Geist der liturgie) pendant la grande guerre. Son ouvrage se situe aussi dans le grand mouvement liturgique en Allemagne dont lui-même faisait partie[1]. Il faut noter aussi son expérience avec les jeunes au château de Rothenfels qui devint de véritables lieux d’initiation à liturgie. C’est là, qu’il apprit à ses jeunes à habiter la liturgie, la comprendre et la vivre. À peu près dix-neuf ans (1920-1939) d’expérience à Rothenfels pour harmoniser l’action liturgique avec la réflexion chrétienne.
2. Les propos de Romano Guardini
En sept chapitres, Romano Guardini présente une synthèse de la théologie de la liturgie dans la dynamique du mouvement liturgique du XXesiècle en Allemagne. Le premier chapitre est centré sur la prière liturgique, le deuxième sur la communauté liturgique, le troisième sur le style liturgique, le quatrième sur le symbolisme liturgique, le cinquième sur la liturgie comme jeu, le sixième sur le sérieux profond de la liturgie et le dernier, le septième chapitre, sur le primat du logos sur l’éthos.
Pour Romano Guardini, la liturgie permet au corps ecclésial d’être en bonne santé. Elle est vitale pour l’Église. Autrement dit, la liturgie fait exister l’Église et lui donne consistance dans sa dimension collective. Pour lui, le type achevé d’une vie spirituelle ainsi objective est la liturgie de l’Église catholique[2]. Cette liturgie est universelle en dépit des contextes culturels et des différentes époques de son histoire. Elle conditionne universellement la piété collective[3]. La liturgie est une réalité qui dépasse notre sentiment, nos calculs et nos perceptions de l’espace et du temps. Romano Guardini la décrit ainsi : « La personne liturgique est tout autre chose ; c’est l’union de la communauté croyante, comme telle, c’est quelque chose qui dépasse et déborde la simple addition numérique des individus – d’un mot, c’est l’Église »[4]. La liturgie est en fait l’action de l’Église et non une action individuelle. C’est une œuvre commune à la fois collective et subjective. La liturgie est une réalité dogmatique, elle est réglée par le dogme. Elle n’est pas le fruit d’un sentiment vague : « La liturgie, c’est de l’émotion domptée »[5]. Je ne peux pas faire ce que je veux dans la liturgie : elle est donnée, je la reçois de l’Église qui est l’autorité compétente chargée de l’organiser. L’auteur souligne aussi l’importance de ce qu’il appelle « la pudeur de la liturgie »[6]. Cette pudeur est la façon dont le croyant se laisse porter par la liturgie sans résistance et sans exhibition. C’est une attitude du cœur qui se laisse mouvoir par la pensée.
Romano Guardini fait remarquer la dimension communautaire de la prière liturgique car, elle engage toujours le « nous ». Elle concerne « la totalité des croyants qui lui sert de support »[7]. Pour lui, la liturgie est catholique, c’est-à-dire elle dépasse les limites spatiales, elle embrasse le monde entier et ne se limite pas dans le temps puisqu’elle fait relier l’Église terrestre en prière à celle du ciel. Pour Romano Guardini, la communauté liturgique est l’unité de l’Église. Il dit : « Les croyants se sentent unis entre eux par un principe de vie positif qui leur est commun. C’est la réalité du Christ ; Sa vie est la nôtre ; nous Lui sommes ²incorporés² ; nous sommes ²Son corps², Corpus Christi mysticum »[8]. La liturgie, dans le sens guardinien, recommande l’humilité qui implique deux choses importantes : le sacrifice, l’abandon de la souveraineté personnelle ; et l’action puisque le chrétien, participant à la liturgie entre volontairement dans une démarche de vie spirituelle qu’il n’a pas créée lui-même et qui déborde infiniment sa propre réalité[9]. C’est pourquoi, la liturgie a son style propre. Elle s’exprime ou s’incarne spirituellement dans le mot, dans le geste, dans la couleur ou dans l’objet cultuel – dépouillée de sa particularité individuelle, intensifiée, apaisée, haussée au rang de valeur universelle[10]. La liturgie, dans son style lie la dimension personnelle et la dimension communautaire de la prière de l’Église.
Romano Guardini souligne la dimension symbolique de la liturgie car, elle renvoie toujours à des images et des signes qui parlent et donnent sens à ce qui est célébré et vécu : gestes, déplacements, actes, vêtements, lieux et temps significatifs[11]. Elle réconcilie le spirituel et le corporel : « Le spirituel et le corporel sont ressentis comme deux ordres juxtaposés entre lesquels il y a bien échange, mais échange se manifestant davantage par un passage d’un plan dans l’autre que par une coopération immédiate »[12]. C’est entre ces deux comme liés que le symbole naît et parle.
La liturgie est un jeu dans lequel il faut savoir s’ajuster pour voir son utilité et comprendre son sens. On comprend et vit la liturgie si on y participe vraiment, si on accepte de jouer son parti, de faire parti du jeu, ou de jouer le jeu tout simplement. Dans la liturgie, le chrétien mène son jeu devant Dieu en acceptant de devenir une œuvre d’art. En ce sens, le jeu de la liturgie est le jeu de l’Esprit puisque « Vivre liturgiquement, c’est – porté par la Grâce et conduit par l’Église – devenir une œuvre d’art vivante devant Dieu, sans autre but que d’être et de vivre en présence de Dieu »[13]. La liturgie c’est avant tout un vivreavant d’être un comprendre. Son jeu c’est de vivre pour mieux comprendre. C’est pourquoi, la liturgie, c’est de la vie devenue l’art[14]. À propos de cela, Romano Guardini précise : « De cette forte impression, sur le sens peut naître un danger : qu’on ne voie le culte que sous l’angle esthétique, qu’on n’en apprécie que la teneur de beauté »[15]. C’est le déploiement de toute la vie devant Dieu dans l’œuvre de la liturgie. Et cela nous renvoie à harmoniser ce que nous sommes et ce que Dieu veut. C’est le primat du logos sur l’éthos. La contemplation a la préséance sur l’action. Dans la liturgie, ce qui prime, c’est ce que Dieu veut, c’est sa volonté. La liturgie, avant toute autre chose, est l’opus Dei.
3. Lecture personnelle
L’esprit de la liturgiede Romano Guardini m’a ouvert les yeux sur l’importance et l’évolution du mouvement liturgique. En travaillant cet ouvrage, j’ai aperçu et compris deux raisons principales qui ont enclenché ce mouvement : la restauration de la liturgie et la participation active des fidèles[16]. En dépit de la grande notoriété du missel romain de Pie V à la suite de Trente, la liturgie ne trouve pas pleinement son authenticité à cause des pratiques propres à certains diocèses locaux qui sont parfois surchargées « d’éléments adventices »[17]. La liturgie restait et demeurait la piété du prêtre. Sur ce point, le besoin de l’ajuster se faisait sentir pour faciliter la participation active du peuple de Dieu.
Romano Guardini souligne à juste titre, que la « la personne liturgique, c’est l’union de la communauté croyante », c’est-à-dire l’Église[18]. C’est la communauté chrétienne tout entière qui célèbre la liturgie. D’où l’importance de sa participation réelle. Cela me fait poser une question à partir de mes propres expériences comme prêtre, ministre de la liturgie: c’est quoi finalement la participation active dans la liturgie ? Elle est me semble-t-il, une manière de s’approprier l’union de la communauté croyante, de faire sienne la prière de l’Église, de se laisser saisir par le mystère de Dieu célébré dans l’action sacrée, la liturgie. Cette participation active n’est pas uniquement le fait d’accomplir des tâches ou de jouer des rôles particuliers dans l’action liturgique. Il s’agit avant tout d’une disposition intérieure. Cependant, on ne peut pas opposer la participation « extérieure » de la participation « intérieure »[19]. De ce point de vue, le besoin d’éduquer à la liturgie est d’une importance capitale parce que souvent, dans certaines communautés paroissiales, on confond participation et activisme.
Dans le contexte d’aujourd’hui, l’expérience de Romano Guardini à Rothenfels exprimée de manière implicite dans L’esprit de la liturgiepeut nous inspirer à envisager de nouvelles pédagogies qui peuvent aider les fidèles à « entretenir un rapport étroit, direct entre la liturgie et son lieu, c’est-à-dire avec l’architecture et surtout avec l’assemblée vivante qui l’habite et lui donne sa véritable forme »[20]. En ce sens, il nous faut sans cesse renouveler la pastorale liturgique pour aider les fidèles à redécouvrir « la liturgie, dans sa beauté, sa richesse et sa grandeur à travers les siècles, comme centre vivifiant de l’Église et de la vie chrétienne »[21]. D’ou l’importance de la dimension communautaire de la liturgie à maintes reprises, soulignée par Romano Guardini.
Il y a un autre aspect qui m’intéresse beaucoup en lisant et en travaillant son ouvrage : Romano Guardini ne méprise pas la place de la piété populaire à côté de la liturgie même si c’est à celle-ci qu’on doit accorder le primat[22]. Daniel Moulinet, dans son ouvrage La liturgie catholique au XXesiècle, croire et participer, note cela comme un point qui différencie Romano Guardini des autres acteurs du mouvement liturgique[23]. Je partage son point de vue puisque j’ai fait le même constat dans ce parcours. Romano Guardini estime que la liturgie n’est pas le tout de la vie chrétienne. La foi chrétienne a besoin d’autres formes d’expression pour croître[24].
Je voudrais terminer par un autre constat : il me semble que certains points théologiques de Romano Guardini développés dans L’esprit de la liturgietrouvent un grand écho dans Sacrosanctum Concilium. Sans être exhaustif et lapidaire, je voulais donner au moins deux exemples : le premier chapitre portant sur « la prière liturgique » peut être lu et compris en parallèle avec SC9 et 10 ; 11-13 ; 28-30 et 100 ; le deuxième chapitre intitulé « La communauté liturgique » avec SC8.
Diesel Phat
[1]Le mouvement liturgique a pris naissance d’abord en France avec Dom Guéranger (Abbaye de Solesmes) puis s’étendit en Belgique avec Dom Lambert Beauduin (Les Abbayes de Maredsous et du Mont-César) et en Allemagne avec Dom Odon Casel (Abbaye de Maria Laach).
[2]Romano Guardini, L’esprit de la liturgie, p. 7.
[3]Id.
[4]Romano Guardini, L’esprit de la liturgie, p. 8.
[5]Ibid.,p. 16.
[6]Ibid., p. 18.
[7]Ibid., p. 31.
[8]Ibid., p. 32.
[9]Ibid., p. 35-36.
[10]Ibid.,p. 47.
[11]Ibid.,p. 57-68.
[12]Romano Guardini, L’esprit de la liturgie, p. 59.
[13]Ibid., p. 84.
[15]Id.
[16]Pour une étude approfondie de la question de la « participation active », on peut voir Patrick Prétot, « Retrouver la ²participation active² : une tâche pour aujourd’hui », LMD241, 2005/1, 151-177 ; Amando Cuva, « La notion de participation dans Sacrosanctum concilium », LMD241, 2005/1, 137-149 ; Olivier de Cagny, « La notion de participation dans l’euchologie du missel romain », LMD241, 2005/1, 121-135 ; Joseph Lamberts, « L’évolution de la notion de ²participation active²dans le Mouvement liturgique du XXesiècle », LMD241, 2005/1, 77-120.
[17]Voir Jean-Marie Vezinet Laurent Villemin, Les sept défis de Vatican II, Paris, Desclée de Brouwer, « Théologie », 2012, p. 225.
[18]Romano Guardini, L’esprit de la liturgie, p. 8.
[19]Voir Patrick Prétot, « Retrouver la ²participation active² : une tâche pour aujourd’hui », LMD241, 2005/1, p. 172.
[20]FrédéricDebuyst, L’entrée en liturgie, introduction à l’œuvre liturgique de Romano Guardini, Paris, Cerf, « Liturgie » 17, 2008, p. 9-10.
[21]JosephRatzinger, L’esprit de la liturgie, une introduction, France, Ad Solem Éditions SA, 2001, p. 9.
[22]Romano Guardini, L’esprit de la liturgie, p. 9.
[23]DanielMoulinet, La liturgie catholique au XXesiècle, croire et participer, Paris, Beauchesne, « Bibliothèque Beauchesne, Religions société politique » 44, 2017, p. 74.
[24]Plus tard, Romano Guardini a écrit un autre ouvrage intitulé Initiation à la prière, France, Artège, 20142dans lequel il a abordé la question de la prière aux saints et à la mère de Dieu (p. 223-240) et les dévotions populaires (p. 267-270). Nous mentionnons ici la deuxième édition, mais il semble que l’original date de 1943.
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