EXTRAIT/Envisager les pratiques liturgiques comme des dispositifs anthropologiques riches et complexes.
Des corps façonnés par la liturgie, des sujets transformés
Dans ce contexte culturel ambivalent, il est utile d’envisager les pratiques liturgiques comme des dispositifs anthropologiques riches et complexes, par lesquels la communauté croyante est simultanément façonnée dans la foi et dans l’éthique de telle sorte que ses membres peuvent assimiler les comportements alternatifs, susceptibles de générer de nouvelles pratiques sociales. « Si la liturgie est formatrice du sujet éthique, ce n’est pas par les discours que l’on y greffe, mais par la mise en situation qu’elle opère. Elle place les fidèles dans le site cérémoniel et donc dans la condition d’un vivre ensemble devant Dieu, ‘’en présence des anges’’ dit la tradition ».
Le site cérémoniel est constitué d’un ensemble codifié d’actions collectives qui se déploient en un temps, selon des enchaînements et dans un espace spécifiques, en assignant des rôles différenciés aux différents acteurs. Dans une époque marquée par « une crise de l’habitation » qui se traduit à la fois dans le rapport au temps et à l’espace, la liturgie peut aider nos contemporains à trouver « une juste posture ». Alors même que le christianisme résiste à toute sacralisation de l’espace pour lui substituer le culte en esprit et en vérité, il ne néglige pas « la puissance de convocation et de rassemblement du lieu concret », qui configure tout autant le croyant que le territoire dans lequel il évolue. L’espace liturgique est un « espace dogmatique » au sens où « il est déterminé par les affirmations de la foi ». Ainsi l’Église étant confessée comme « l’assemblée » du peuple de Dieu, les croyants ont besoin de lieux concrets, susceptibles d’organiser leur rassemblement sur un territoire donné, afin que la dynamique du vivre ensemble suscité par la foi prenne corps dans un environnement humain. La contribution de la liturgie à la structuration anthropologique de l’espace mériterait de plus amples développements. Mais face aux défis majeurs de notre époque dans le domaine du rapport au temps, c’est sous cet angle que nous voulons surtout étudier le pouvoir transformateur de la liturgie.
Envisagés sous l’aspect de leur inscription dans la temporalité commune, les pratiques liturgiques ont une double caractéristique qui les démarque de l’ambiance générale d’accélération : elles sont lentes et répétitives. Il faut du temps pour célébrer, il faut accepter de s’extraire du quotidien même si c’est pour le retrouver autrement, transfiguré sous la lumière de la foi. Le philosophe Jérôme de Gramont parle de la « métamorphose » qui affecte, dans le cours de l’activité liturgique, les trois modalités primitives de l’expérience humaine que sont l’outil, l’œuvre d’art et la chose en tant que chose, ouvrant à un au-delà d’elle-même. Pour le liturgiste François Cassingena, qui emprunte à Louis-Marie Chauvet la notion de « rupture symbolique », c’est en raison de sa différence que l’espace – temps liturgique, limité et structuré par le rituel, est formateur pour vivre dans l’espace-temps du monde car il ouvre des possibilités masquées par la banalité des jours. Marqué par un mixte de gratuité et d’obéissance, le temps rituel restaure la liberté qui apprend à trouver son propre chemin, sans déni de ses propres limites ni des contraintes imposées par le vivre ensemble.
Dans la liturgie, la durée se vit principalement sous la modalité de la répétition. Il s’agit de reproduire des gestes et des paroles, non pour qu’ils soient repris à l’identique, mais pour que la nouveauté de Dieu puisse s’exprimer ainsi que celle des créatures rénovées par Lui. Cela se produit par le jeu de différences souvent infimes, sur fond de continuité. On trouve une transposition littéraire de cette expérience fondatrice dans le style si particulier de Charles Péguy qui élabore une sorte de liturgie du quotidien où la nouveauté qui se loge subrepticement dans la répétition transforme peu à peu le lecteur. En se laissant porter par cette écriture presque lancinante, on prend conscience de ce qui se joue dans l’histoire : la grâce divine parvient, à force de patience, à vaincre les résistances humaines à l’encontre du salut offert. « Si la race humaine monte dans la prose qui la laisse advenir, c’est pour que la grâce vienne d’elle-même, à son heure, rebondir sur ce mouvement, et tout transfigurer. Montée de l’homme, descente de Dieu. Silence. Le temps tourne au ralenti, génie pris dans la langue. […] La machine répétitive s’emballe alors dans un mouvement spiralé, qui vise dans le ciel ».
Le Seigneur parle et vient à la rencontre de l’homme dans toute célébration liturgique, qu’elle se tienne dans un édifice religieux ou dans le recul de la chambre, et c’est le priant s’en trouve transformé. Il lui est parfois donné d’éprouver cette transformation dans sa chair, à la faveur de l’interaction entre les « données empiriques » du rituel et leur « investissement corporel », et c’est encore un don de la grâce, fragile et jubilatoire. Le fidèle apprend peu à peu, si du moins sa constance dans la prière est à la hauteur de ce nom de « fidèle », que les fruits de la grâce sont sans commune mesure avec son propre ressenti, éminemment variable. Mais cela ne se mesure qu’après-coup. Qui perd courage dans l’obscurité ne connaîtra jamais les lendemains radieux. Le psalmiste demeure sur ce point le guide le plus sûr pour continuer à fredonner jour et nuit : « Ceux qui sèment dans les larmes moissonnent en chantant » (Ps 126, 5).
Cet apprentissage de la constance, en dépit de l’aridité de la prière, fait partie intégrante de l’initiation chrétienne. Bien plus, les fidèles doivent se familiariser à la précarité de l’expérience liturgique et apprendre à reconnaître le surcroît d’assurance qui surgit en ce lieu à force de le fréquenter. Car dans la tension entre la surabondance et le presque rien, s’actualise l’étonnante fragilité de l’existence humaine appelée à se tenir fidèlement devant autrui et devant Dieu. Dès lors, la frustration qui accompagne toute participation à la liturgie ne se réduit nullement à un avatar de l’expérience subjective. Comme le rappelle Louis-Marie Chauvet, la forme liturgique est marquée à la fois de iubilatioet de moderatio, de sorte que la frustration est pour ainsi dire organisée par le dispositif de la liturgie. Il faut à celle-ci de la retenue, car elle est « en appel d’eschatologie ». Plus fondamentalement, c’est l’homme lui-même qui s’y découvre comme un être du passage, de sorte que la précarité à laquelle la liturgie lui apprend à consentir appartient à la vérité de son être, en attente de son plein épanouissement dans les fins dernières.
(Pr. Philippe Bordeyne, « Précarité du corps et transformation liturgique : quelques enjeux éthiques », in Joël Molinario et François Moog (dir.), Mélanges offerts à Henri-Jérôme Gagey, , Paris, Salvator, 2015, pp. 182-185.
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